Marie-Agnès Salehzada

Dans la nuit du silence

Plaine dormante en un berceau de relief
Apaisée par de sporadiques nuages éthérés,
Les bosquets protestent contre l’abandon des oiseaux,
Qui viendra pacifier ton repos?
Les articulations du fleuve gémissent
Sous le rythme des clonks
À l’appel des silures.
Les molaires de la passe
Mordillent la dentelure 
D’un azur aluminé,
Où s’endormir dans l’alignement des vergers ?
Les cyprès portent encore le deuil du gisant,
Les corbeaux s’étonnent de l’hésitation des roseaux,
Quelle est l’ombre qui détachera le jour des ténèbres ?
Comment tracer le signe
Dans la palpitation de l’algue ?
Comment extirper le cri singulier,
Comment renaître au chant, à la vie ?
Reste l’échappée de l’automne,
La tristesse de l’étoile
Inclinée sur l’obscurité du tombeau .
Nous t‘arracherons au silence,
Dans le linceul de la nuit nous ferons sourire ton souvenir !

René-François Sully Prudhomme

A vingt ans

À vingt ans on a l'oeil difficile et très fier :
On ne regarde pas la première venue,
Mais la plus belle ! Et, plein d'une extase ingénue,
On prend pour de l'amour le désir né d'hier.
Plus tard, quand on a fait l'apprentissage amer,
Le prestige insolent des grands yeux diminue,
Et d'autres, d'une grâce autrefois méconnue,
Révèlent un trésor plus intime et plus cher.
Mais on ne fait jamais que changer d'infortune :
À l'âge où l'on croyait n'en pouvoir aimer qu'une,
C'est par elle déjà qu'on apprit à souffrir ;
Puis, quand on reconnaît que plus d'une est charmante,
On sent qu'il est trop tard pour choisir une amante
Et que le coeur n'a plus la force de s'ouvrir.